Un piano-bar un soir, de rendez-vous manqué. J’avais tout prévu la robe rouge, collants noirs, aux pieds mutins et indiscrets des ballerines. Couverte d’un gilet je me suis avancée. Imaginez, le lieu est enchanteur à souhait : l’instrument trône dans une alcôve, faisant face aux fauteuils tendres dont la moitié a préféré ignorer sa présence et lui tourner le dos. Au comptoir je commande un cocktail enfantin, même les tabourets sont de velours. Mais cette mise en scène est vaine à mes yeux, ç’aurait été une belle soirée si, son numéro d’équilibriste pianiste n’avait été point suspendu…
Mon regard déshabille les silhouettes des habitués, caresse la flamboyante chevelure d’une nymphe à l’esprit penché, saute de trois accoudoirs et se pose, sur une nuque opale qui semble familière. Cheveux dérangés, veste de jais, c’est un comble je crois rêver. Aparté : n’avez-vous jamais remarqué, l’énergie envoyée quand nous guettons quelqu’un, de dos, l’onde transmise faisant qu’il se sente observé, et finisse par se retourner ? Cette fois-là, ça n’a pas manqué. Ses épaules se contractent, il a senti ma fixation, entame un demi-tour ; j’ai à peine le temps de plonger dans mon verre et de me voiler la face.
Le rouge attire évidemment, j’aurais dû prendre d’autres vêtements, même de dos, surtout de dos, à tous les coups il va me voir et il voudra savoir. Quel élan romanesque m’attira en ces lieux qu’il devait déserter ? Avais-je bien reçu la missive qui tout annulait ? Oui, non, bien sûr, mais quelle idée… Quand au bord d’une oreille ses murmures entamèrent de me faire rougir, les joues pour s’assortir, je sus qu’au fond du verre on voyait mon reflet. Qui s’éveillait.
« La cambrure affirmée de ces hanches, je connais, cette taille dessinée mais je doute, tournez donc vers moi votre buste, et vos lèvres afin que j’en sois assuré… Vous ici ? » Je lui retournai son évidente question pour y échapper : « Vous ici ? ».
« Mon train était bouclé, je suis venu flâner, voir si la belle-fille du patron valait la perte d’un cachet d’automne. » Il a l’air vague et incertain, je doute de sa raison mais je n’en montre rien.
« Elle ne jouera pas…
– Non, je sais, enfin je commençais à m’en douter. Sale caractère ! Et… »
Je lui coupai l’herbe interrogative au bord des lèvres, si soudainement que j’en fus moi-même surprise.
« L’endroit, l’envers, l’adresse en tête, la date, j’avais fait une croix, ma robe était fin prête, il faisait froid et j’aime tant ça… J’avais envie de vous je l’avoue, même sans vous. M’imprégner du lieu, d’un peu de boisson et t’écrire, en rentrant. Tu m’en veux ?
– Jamais. Tu me suis ? »
Je n’ai pas répondu quand il a pris ma main. Et j’ai glissé, guidée, du siège sur mes pieds, emportant entamé mon verre jusqu’à sa table où nous attendait, les yeux impatients, une sélection d’humains à la forme improbable. Prenons l’air assuré des occasions à ne pas manquer, pensais-je lors des présentations.
« Vous connaissez sans doute déjà cette âme… Elle se joindra à nous ce soir : pas d’objections ? »
De leurs yeux, toujours leurs yeux, ils et elles approuvèrent. Je n’avais rien compris mais j’étais ravie, car la plus jolie, sorcière rousse que j’admirais de dos plus tôt me laissait désormais dévorer sa frimousse. Des yeux bien entendu, toujours des yeux.
Le magicien fit apparaître, un espace libre puis un siège à ses côtés ; en un clin d’œil j’étais installée. Il me précisa chuchotant : « Je me suis un peu trop répandu pour ce soir, pensant être seul… N’aie pas peur de mes camarades, je les matérialise rarement et leur dessin n’est pas parfait. Ils me tiennent si souvent compagnie mais discrète, dans ma tête. On n’est pas au complet, je ne suis jamais au complet, mais voici l’occasion de te les présenter. La belle dame qui t’envoûte est ma muse, elle peut se révéler dangereuse si tu la contraries, elle saura t’embrasser à t’en faire oublier, de respirer et après… L’homme bien vêtu à gauche, un peu raide et maladroit, c’est ma raison. Il n’est pas rabat-joie mais nous avons parfois de sérieuses discussions. Les autres interviennent quand je les attends moins, ils me hantent et m’animent… Il y a ça et là, ces jumeaux qui chahutent et dévorent des bonbons, cette boule de cristal capricieuse et bancale, ce vieillard qui de la vue de tout ça se régale… Maintenant que tu es là ils sont un peu gênés, tu vois leurs yeux tourner, s’emballer, comme s’ils n’osaient pas se poser ?
– Je ne m’aventure pas trop à les dévisager… Sauf elle. C’est un très bel extrait de toi. Dis-moi, comment crées-tu cette illusion ? Je ne la savais pas possible…
– Ce n’est pas chose si facile : il faut bien les connaître, ne pas en avoir peur, les assumer sans hésiter et… bien vouloir me les montrer. Concentre-toi, essaie. »
Je pensais tout d’abord, à la moins timide de mes habitantes, mais c’était un peu brutal, j’imaginais dans quelle tenue… Trop provocante, je ne l’ai pas sortie. J’ai pris alors la plus fragile, celle qui lui écrivait la nuit des lettres pleines de doutes et de rêveries graciles. Je pensais fort à elle tout en le regardant ; elle atterrit sur ses genoux, les bras à son cou et rougit, gênée, pour vite les retirer. Son image crépite, jeune fille de seize ans au corps mal défini, masqué par ses cheveux incroyablement longs et d’un noir très profond. Elle n’ose plus bouger et là je m’aperçois que, le bout de leurs doigts tremble. Mon professeur d’un soir ne s’attendait pas tant à cette proximité, nous aurions dû, entamer les leçons avec celle de la chaise avant les créatures… Il semble ému et ne sait plus, où donc poser ses mains.
« C’est mon adolescente craintive et hésitante. Elle est un peu perdue, là, elle n’aime pas les foules et le contact, être la cible des regards. Dans mon écriture désordonnée, tu l’as parfois croisée… Tu la reconnais ? J’ai très peur de la perdre, il faut la rassurer… Peux-tu la prendre dans tes bras ? »
Il sourit et elle reposa, sa tête sur son col, à lui qui referma l’étreinte tout en douceur. Elle s’endormit.
« Cela fait partie de ses défauts, n’importe quand elle s’assoupit ! »
Nous riions de bon cœur, et nos fantômes aussi, de cette intimité burlesque. Les clients nous prenaient pour une bande d’amis, une troupe d’acteurs, d’artistes étranges de passage.
« T’en veux une autre ?
– J’installe un siège ?
– A vrai dire… Elle n’est pas montrable en public, je te la garde pour plus tard. »
Il avait peur avec raison et moi aussi.
« Tu m’en veux ?
– Jamais. Tu me suis ? »
Je n’ai pas répondu quand il a pris ma main. Et j’ai glissé, guidée, du siège sur mes pieds abandonnant le verre sans savoir si au fond, c’était trouble ou sucré. Et j’ai glissé, entrelacé mes doigts glacés sur ses doigts sans, savoir où nous allions mais lui non plus, juste que nous sortions. Les autres nous suivirent mais vite s’évanouirent.
Paris était gelée en cette mi-fin d’octobre ; la nuit l’enveloppait d’un brouillard si léger, que l’air en semblait juste, un peu plus humide, un peu plus épais. Chaque lumière éclatait plus dense à nos sommets ; mais la nuit vraiment, dominait.
Nous marchions sans rien dire et sans se diriger. Aucun de nous jamais n’avait vu ce quartier, ces ruelles, cette place mal éclairée, ce banc où s’allonger, était une évidence. Nous restions pourtant figés, à deux ou trois mètres de là, je savais qu’il se préparait. Il allait la rappeler. L’ensorceleuse. Car il savait que mon ado, en tomberait amoureuse. J’envoyais la mienne en premier, que l’autre puisse l’aborder. Un peu mieux habillée, de noir, une pointe de rose, déposée sur le banc, détendue l’air nonchalant, elle commença à scruter les étoiles. Et moi, le profil magique de celui qui tenait ma main.
Sa princesse s’avança depuis l’arrière d’un arbre jusqu’à celui du banc, traversant l’espace d’un, pied léger et certain. Je ne vous parle pas de ses formes, parfaites, de sa tenue, éclatante, de ses yeux ciel à tomber, je me retiens mais, si vous la voyiez. Vous trébucheriez. Heureusement ma môme était bien installée, elle n’eut pas peur car elle ne vit, rien venir. Rien avant que la belle l’effleure, se penche et là dépose, ses cheveux enflammant le cœur de ma petite, un baiser dans son cou. Un éclair et elle s’assit, l’enlaça, je les vis s’embrasser et n’en revenais pas. Je la sentais grandir et s’envoler, ma douce, mon miel… Mais que voyais-je vraiment ? Je clignai quelques fois pour en être certaine : mes yeux étaient plongés dans ceux du magicien, nos corps à bonne distance mais de nos mains liées il appuya l’empreinte et ses sourcils sautèrent. Revinrent comme mes pieds à terre.
« On les a perdues pour ce soir. C’était, inattendu et fou. J’ai adoré !
– Mais… Qu’a-t-on vraiment fait ?
– Rien de mal rassure-toi, c’était un peu de moi et une partie de toi, qui prenaient goût à la liberté. »
Son sourire impeccable faisait habile figure, aux côtés, de ses yeux indomptables. Il me prit par la taille et sans mesure, sans retenue, je tombai dans ses bras et me mis à pleurer. Jamais jusqu’alors je n’avais, libéré à ce point mes inconsciences enfouies, sous ces formes sensuelles encore moins qu’à l’écrit… Il avait su me les extraire, sans en profiter. Je lui offris un seul baiser.
« Pour une soirée solitaire, avortée, on peut dire qu’on était… nombreux et agités. Tu m’en veux, de t’avoir entraînée dans mes mirages ?
– Jamais je ne t’en tiendrai rigueur. C’est détonnant tant de pouvoir en nos imaginaires, oh… encore y goûter… Si nous avions toute la nuit… mais. Je ne t’invite pas à me suivre, il est temps de rentrer…
– N’oublie pas tu me dois une nymphe interdite !
– La prochaine fois promis, tu me cueilles au passage et je la confierai à ta belle, flamme volage. »
Je sentis le froid brûler, ma main quand elle se libéra, c’était la première fois depuis des heures alors, que de la sienne elle s’éloigna.
Le dernier métro était, presque vide, ce n’est pas que je m’en plaignais. J’en profitai, pour expérimenter mes nouveaux sortilèges et le remplir de mes folies, comme une page blanche, des plus perverses au plus absentes. Le plus facile étant, de toutes les ravaler quand le premier passant, fit son entrée.
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