Indiscretions et mutineries

version 2 ~golden hour

8. Sur une falaise de glace en pleine hibernation

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Fallait fermer les yeux pour voir tomber la neige, sentir les flocons se déposer sur les cils, et scintiller avant de fondre en larmes…

«  Ne vous lassez-vous pas que je triture, tes paupières délicates avec mon aiguille grossière… ?

– Oh non ! Continue magicien ! C’est une jolie douleur, continuez, continuez… »
*

Trois jours avant Noël je m’étais éveillée, d’un sommeil lourd comme un coma, comme une mise en parenthèses. Dans mon appart-igloo le journal annonçait l’hiver alors j’ai fait un feu. Et me suis recouchée, un peu trop fort et j’ai loupé Noël.

Je n’ai rien entendu, mais pendant cette absence, de conscience, un chêne est entré sans frapper, s’est implanté devant mon âtre, et y a trempé plusieurs fois le bout de ses branchages. Je n’ai pas vraiment su s’il prenait soin de moi, ou s’il avait aussi froid. Comme il ne parlait pas mais semblait écouter, je fus ravie de l’adopter.
*

Trois jours après Noël je m’étais éveillée, d’un sommeil étranger de rêves hormis celui d’un ours, qui lui aussi se reposait. C’est dire comme j’étais vive, quand j’ai téléphoné au premier qui viendrait, rattraper cet écart et près de moi réveillonner. Dans un état un poil plus avancé j’aurais adressé une invitation même à la reine des neiges. Je doute fort qu’elle m’eût répondu.

Trois heures après l’appel, les yeux immenses-ouverts, j’ai joué la dame blanche pour assortir avec les murs, la robe, les fleurs, et les dessous compris. Et qu’avec mon ami nous ne soyons ce soir, rien d’autre que des enfants sages.

Mon seul caprice, c’est son massage magique de mes globes oculaires. Il pourrait ne me gâter que de ça, toute la nuit ; j’y vois des étincelles, oui mais blanches à pleurer…
*

« N’es-tu jamais nostalgique de moments avant même qu’ils n’aient pu exister ?, lui demandais-je avant de rouvrir les yeux dans ses mains.

– De la, mélancolie anticipée…? Je ne crois pas. Pourquoi ?

– Eh bien… quand je pense à demain, je vois de belles amours, des aventures tonitruantes, et des peines désirables comme elles font avancer, trembler la permanence… Puis j’ai cette amertume, cette vague envahissante qui me souffle “ah… ce sera si bien en ce prochain matin…” et j’oublie de vivre aujourd’hui, tellement j’attends demain, et plus j’y pense et plus j’ai le cafard, et plus chaque jour est noir alors qu’il aurait dû être le demain éclatant de mes espoirs d’hier… Comment sortir de ce brouillard dans l’espace-temps ? »

Mon interlocuteur était interloqué. Je connaissais la vérité, il n’avait ni n’y avait pas de formule magique pour guérir cette méconscience du présent. J’angoissais qu’il n’affirme une banalité de la famille des “il faut voir les petits bonheurs du quotidien” ou “chaque pas vers un but te construit”. Je m’ennuyais d’avance, ce qui était aussi possible, oui oui, mais j’avais tant confiance en mon bel ami pour saisir l’instant et m’y éclairer.

« Ferme à nouveau les yeux et laisse moi parcourir ton corps avec une courte histoire. Sais-tu que j’ai connu ce chêne avant qu’il ne se déracine ? »

J’ai répondu que non, que oui, enfin dans l’ordre inverse et me suis étendue tandis, que la neige tombait à nouveau mais jusqu’aux pieds de ma longue robe, tout près du feu j’avais plus peur de me dissoudre.

« C’était un soir de mai, je jouais mon spectacle en plein air devant un parterre de violettes mais surtout d’écoliers, et de parents distraits. Multiplication des crayons et des bonbons, disparition-réapparition d’un bambin, hypnose sur les mamans… J’appliquais à la lettre les principes bien rodés d’un succès de kermesse, quand, quelque peu frustré, j’eus l’idée d’un final plus exaltant. Elle n’est pas venue seule, l’idée, c’est le chêne qui me l’a soufflée, quand ses branches lors d’un courant d’air se plièrent plus que de raison. Sa souplesse m’apparut vivante, volontaire, comme criant « Sors moi de là, je n’en peux plus des braillements de cour de récré, emmène-moi voir le monde, entier ! ».

Pas un instant je n’ai douté : pas en installant mes cloisons truquées autour de son grand tronc, pas en enveloppant ses branches mouvantes dans un immense rideau magique, pas en annonçant à la foule que j’allais faire disparaître leur emblème, pas en glissant à mon complice une dernière recommandation : « File m’attendre près de mon carrosse, mais trouve en route un compagnon qui rêve de prendre ta place ! ». La directrice d’école fut la plus ébahie quand, abracadabra et le rideau tomba, révélant l’emplacement terre-à-vif des racines profanées. Dans les yeux de huit fillettes je vis de la peine et l’image d’une ronde vénérant la nature avec des chants naïfs, comment allaient-elles perpétuer leur rituel sans l’arbre-empereur de la cour ?

Là, j’aurais pu douter. En restaurant l’habitacle du chêne envolé, j’espérais presque autant qu’elles-huit, voir surgir par la trappe secrète un représentant ressemblant de l’espèce à laquelle j’avais aveuglément accordé ma confiance. Abracadabra bis. Il n’était pas bien droit, ses branches semblaient plus raides, et j’entendais encore le grondement des racines prenant lit sous la scène, et sous les violettes. Personne ne vit le subterfuge, car un chêne est un chêne pour une maîtresse d’école. Qui irait croire qu’on pouvait, vraiment, échanger des êtres immobiles ?

Je l’avais échappée bien belle. Et ce filou aussi. Ce garnement boisé qui par la suite, donna à mes côtés quelques démonstrations, pour me remercier avant de prendre le large, la route, l’espace, les voyages…  Et je le reconnais, à ses branchages même après des années, je sais qu’il m’a parfois suivi de loin et ça me touche, ce soir, qu’il post-réveillonne avec nous… »
*

Je lisais un soupir dans la manière dont l’aiguille s’enfonçait, avec plus de douceur qu’à son accoutumée. Et à l’air qui me chatouillait les pieds. J’ouvris les yeux pour interrompre le silence qui suivait depuis près d’une minute le sourire d’avant le soupir.

« Crois-tu qu’il nous comprend ? Qu’est-il venu faire ici d’après toi ? Il ne pouvait pas savoir que tu serais là : il s’est installé pendant mon sommeil, avant que je n’aie eu l’idée de te convier…

– Je pense qu’il n’est pas là pour moi, il a ressenti ta demande, ton manque de s’échapper, il a vu pousser tes racines… Je pense qu’il est venu t’en arracher, te montrer que c’est possible et autorisé, comme je le lui ai permis ce dimanche de mai. Il ne nous comprend pas à chaque instant donné, mais dans l’ensemble je crois qu’il sait, qu’il nous sait. »
*

Sans trop se redresser, on s’est alors glissés au creux de son écorce qui formait telle une grotte, un joli sanctuaire douillet où s’échanger, nos présents emballés, enrubannés de soie pailletée. Qui suffisait à nous y éclairer.

Aucun de nous n’avait anticipé cette soirée, chacun avait donc compté sur la chance, pour cueillir et confectionner en chemin ou sans sortir d’ici, une attention spéciale. Je confiais à mon magicien un costume de théâtre hérité d’un membre inconnu de ma famille, inconnu que de moi et que de son vivant, car j’avais découvert qu’il eut quelques succès, sans jamais nous les partager. Il était à sa taille et je l’imaginais habillant mon ami de son velours bleu nuit dans un numéro d’illusion électrique avec des étoiles. J’avais aussi confectionné, de fil d’étain un porte-clefs enrobé de serpents à enrouler chacun autour d’une clef pour la garder, serprécieusement.

Pendant qu’il me contait d’une main son histoire printanière, j’avais les yeux fermés et lui il envoûtait une paire de lunettes adjointe d’aiguillettes nommée modestement « binocles à flocons ». Une notice abrégée précisait « à user sans modération surtout les dernières nuits d’été, et quand les hivers manquent de glace ; les picoteuses ont été habillées d’un nuage de coton pour ne pas vous blesser ». Dans un second paquet je découvris une rose rouge à souhaits.

« Tu as le droit d’en faire un par pétale, et si tu prends soin d’elle, il est possible qu’elle se renouvèle… Tu aimes ?

– Je suis ravie, conquise, réenchantée… Mais…

– Ne t’inquiète pas, mes doigts de fées ne laisseront pas ce soir la place à ce jouet. J’aime aussi ta gorgone maîtresse des clefs, tu viendras me voir jouer quand j’aurai trouvé le meilleur tour où faire apparaître cet habit de velours ? »

Les yeux clignotant je promis, de m’arracher à mes racines jusqu’à un fauteuil rouge, promis prochainement, mais ce soir je n’ai pas encore assez dormi. Dans ses bras, sous son sourire d’enfant et sous son regard tendre, dans le ventre du chêne, je m’assoupis pour la dernière fois. Sur le premier pétale rouge qui tomba au même instant que mes paupières était gravé : « Mon premier souhait sera, qu’à compter de lundi jusqu’à supplier le contraire, j’arrêterai de dormir. »